
Cet article est paru originalement dans la revue Nutrition – Printemps 2022
Introduction
Cet article vise à introduire les concepts d’humilité culturelle au sein de notre profession. Les sociologues insistent depuis des années sur le rôle important que joue la culture lors de la prestation des soins au patient. Cette idée s’est depuis manifestée dans plusieurs déclarations officielles et lignes directrices publiées par des associations professionnelles au Canada. Certaines associations, comme le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada, mettent l’accent sur la prestation de soins centrés sur le patient qui prévoit la pra- tique continue des compétences culturelles (1).
L’UNESCO définit la culture comme : « L’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances » (2).
Le privilège est un avantage exclusif détenu uniquement par une personne ou un groupe de personnes. En tant que diététistes-nutritionnistes, nous bénéficions de certains privilèges, comme la réussite des études universitaires et l’atteinte d’un statut professionnel ou socio-économique. D’autres privilèges sont liés à la race, au sexe, à la capacité physique, à la langue, à la taille du corps, à l’accès aux services publics modernes, pour n’en nommer que quelques-uns (3).
Un privilège non reconnu peut mener au biais implicite (4). En tant qu’expertes en nutrition, nous avons non seule- ment le devoir de transmettre nos connaissances en cette matière, mais également de nous assurer que l’information est pertinente vu le contexte socioculturel de nos clients.
Prendre le temps de se questionner, d’évaluer ses propres biais et de manifester l’intérêt pour apprendre et déconstruire les préjugés inconscients sont essentiels pour mieux répondre et défendre les intérêts de nos patients (5).
La sécurité culturelle
L’infirmière et chercheuse autochtone Irihapeti Ramsden a développé en Nouvelle-Zélande le concept de « sécurité culturelle ». Elle cherchait un moyen d’atténuer l’insatisfaction du peuple maori, les Autochtones de la Nouvelle- Zélande qui ont subi les effets de la colonisation, à l’égard des soins infirmiers qui leur étaient prodigués. La sécurité culturelle vise à sensibiliser les professionnels aux inégalités en santé. Irihapeti Ramsden a décrit le processus menant à la sécurité culturelle comme un continuum de connaissances et de comportements (figure 1) qui commence par la sensibilisation culturelle (6).
La compétence culturelle se définit comme « des attitudes, des connaissances et des habiletés nécessaires pour la prestation de soins de qualité aux diverses populations » (7). Il s’agit d’un « processus continuel qui implique l’acceptation et le respect des différences et qui ne laisse pas les croyances avoir une influence indue sur ceux qui ne par- tagent pas la même perception du monde » (7).
Le concept de sécurité culturelle propose des modèles qui privilégient certaines pratiques selon le contexte socioculturel. L’histoire collective des peuples autochtones et des Premières Nations, du Canada et d’ailleurs, est caractérisée par la colonisation et l’op- pression. Les communautés des Premières Nations vivant dans les réserves, les membres des Premières Nations vivant hors réserve, les Inuits et les Métis vivent une plus grande insécurité alimentaire comparativement aux communautés non autochtones. Or, la sécurité culturelle peut améliorer l’accès aux services en santé (8 – 9).
Les professionnels de la santé peuvent mettre en place un contexte propice à la sécurité culturelle et ainsi fournir des soins plus accessibles aux patients de divers horizons culturels, socio-économiques et linguistiques. Ce faisant, une relation égalitaire entre les professionnels et les patients s’établit, une relation respectueuse de l’identité culturelle des patients.
L’équité en santé se caractérise par un système où toutes les populations ont les mêmes chances d’atteindre leur potentiel de santé (10). La notion de sécurité culturelle paraît simpliste à première vue. Or, elle s’appuie sur l’apprentissage de connaissances particulières. Pour que nos patients se sentent en sécurité d’un point de vue culturel, il faut tout d’abord entreprendre un processus de réflexion sur notre identité culturelle et nous ouvrir aux cultures différentes.
Pratiquer sans tenir compte de ces concepts peut mener à l’homogénéisation des cultures, perpétuant des stéréotypes. Explorons un concept plus intuitif : l’humilité culturelle.
FIGURE 1 – Étapes du processus menant à la sécurité culturelle

L’humilité culturelle
Contrairement à la sécurité culturelle, l’humilité culturelle invite à la réflexion critique sur ses propres biais et préjugés et à la compréhension des expériences des personnes qui ne font pas partie de la culture majoritaire (11).
Le concept d’humilité culturelle a été développé en 1998 par Tervalon et Murray-Garcia, deux femmes médecins, pour éliminer l’iniquité en santé. L’humilité culturelle appelle à l’autoréflexion continue, à la remise en question de ses valeurs, de ses croyances, de ses expériences et de ses préjugés. Il ne faut pas confondre l’humilité culturelle avec la compétence culturelle, car la notion de « compétence » fait référence à des aptitudes qui peuvent être acquises et maitrisées, un peu comme les compétences en nutrition clinique (12). Pour offrir des soins culturellement sécuritaires, les professionnels de la santé doivent pratiquer l’humilité culturelle. Nous devons mettre l’accent sur les facteurs culturels qui peuvent influencer la santé et les soins de santé les langues, les styles de communication, les croyances, les attitudes et les comportements (12). Par exemple, une personne musulmane voudra respecter le jeûne du ramadan au nom de sa santé et de sa croissance spirituelle, même si cela peut être contre indiqué selon certaines conditions médicales. À titre de diététistes-nutritionnistes, nous devrons travailler avec cette personne pour trouver ce qui lui permet de répondre à ses besoins nutritionnels.
L’humilité culturelle est un outil pour surmonter les inégalités en santé en réduisant les disparités en matière de santé chez les groupes vulnérables. Au Canada, selon le Centre de collaboration national des déterminants de la santé, « les populations vulnérables sont des groupes et des communautés qui sont à risque élevé de mauvaise santé en raison des obstacles qu’ils rencontrent en ce qui concerne les ressources sociales, économiques, politiques et environnementales, ainsi que des limitations dues à la maladie ou au handicap. » Selon cette définition, les groupes vulnérables englobent les Autochtones et les Premières Nations, les populations ethnoculturelles, les émigrants, les réfugiés, les personnes vivant dans la pauvreté, les personnes vivant avec un handicap et les personnes peu alphabétisées. (13)
Les interventions fondées sur l’humilité culturelle peuvent améliorer la santé des individus. Il est reconnu que les programmes communautaires de prévention du diabète fondés sur la culture facilitent l’adoption et le maintien des changements des habitudes de vie.
L’École de prévention du diabète à Kahnawake est un projet communautaire de recherche visant à réduire l’incidence du diabète de type 2 au sein de la communauté mohawk. Les perspectives des Haudenosaunee sur la santé sont intégrées dans les interventions cliniques (14).
Plan d’action et recommandations
Comme professionnelles de la santé, nous devons prendre le temps de reconnaître nos propres biais et préjugés. Ces biais correspondent à des attitudes et à des stéréotypes le plus souvent inconscients. Pensons aux préjugés culturels, sexistes ou linguistiques pour n’en nommer que quelques- uns (15). On pourrait dire par exemple « Namaste » pour saluer une personne préjugeant qu’elle est originaire de l’Inde en raison de son apparence alors qu’elle est sri- lankaise et ne parle ni l’hindi ni le sanskrit.
Il faut remettre en question nos préjugés et notre façon de penser, prendre conscience de nos actes. En fait, les diététistes-nutritionnistes doivent faire preuve d’un certain scepticisme lors de la prise de décisions. Rappelons que notre rôle consiste à informer nos patients dans leur intérêt primordial et non pas à prendre des décisions à leur place.
Nous voulons mettre à la disposition des diététistes- nutritionnistes une ressource qui favorise la remise en question des biais. Cet outil destiné aux professionnels de la santé peut être utilisé par tout le monde pour favoriser une autoréflexion sur les préjugés.
Cet outil, le « test d’association implicite », permet de répondre à un ou plusieurs questionnaires abordant un des sept sujets suivants porteurs de stéréotypes : couleur de peau, race, orientation sexuelle, poids, genre, pays et âge. Vous pouvez le consulter en ligne : https://implicit.harvard.edu/implicit/canadafr/takeatest.html (16).
Nous voulons également vous inviter à mener des actions concrètes. Ayez des discussions avec vos collègues, partagez vos apprentissages et incitez vos collègues à mener leurs propres recherches. Nous devons travailler ensemble et plaider en faveur d’un changement systémique.
Voici ce que vous pouvez faire :
- Reconnaissez vos privilèges ;
- Menez des recherches sur l’histoire des peuples autochtones, ainsi que sur les populations que vous desservez dans votre milieu de travail ; informez-vous des répercussions du colonialisme sur ces populations ;
- Reconnaissez la dynamique de pouvoir dans laquelle vous évoluez en tant que professionnels de la santé ;
- Interrogez-vous fréquemment sur vos jugements et demandez-vous si vos interactions sont influencées par des préjugés ;
- Consultez les ressources sur les stratégies et les techniques d’une approche culturellement sensible destinées aux professionnels de la santé, notamment le site Web Culturally Connected (www.culturallyconnected.ca) développé par le Children’s Hospital et le Women’s Hospital de la Colombie Britannique (14).
Conclusion
Cet article a permis d’introduire les concepts de l’humilité culturelle et de la sécurité culturelle et de présenter leur importance pour la profession de diététiste-nutritionniste.
Nous avons fourni des ressources et des pistes pour faciliter l’autoréflexion en vue d’améliorer la pratique de l’humilité culturelle. Nous voulons également souligner que d’autres déterminants sociaux façonnent l’expérience de vie de chacun et chacune d’entre nous et déterminent la santé individuelle et populationnelle. Ces déterminants sociaux sont, entre autres : l’invalidité, l’expression de genre, l’accès aux services de santé, l’expérience de vie, l’éducation et la littératie (18). Nous reconnaissons que ces aspects se chevauchent souvent et déterminent si une personne ou un groupe de personnes subira la discrimination ou jouira d’un privilège. « Ces facteurs sont associés à la place de l’individu dans la société, que ce soit en fonction du revenu, de l’éducation ou de l’emploi. L’expérience de discrimina- tion ou de racisme ou d’un traumatisme historique est un important déterminant social de la santé pour certains groupes comme les peuples autochtones, la communauté LGBTQ et les communautés noires » (18).
Ces inégalités, par leur nature systémique, sont le résultat du colonialisme et nous vous encourageons à faire vos propres recherches sur le sujet. Finalement, nous tenons à rappeler que cet article ne prétend pas être une référence absolue ou exhaustive en la matière. Les questions dont il traite requièrent des recherches approfondies. L’article se veut une invitation à l’autoréflexion et à l’intégration de la sécurisation culturelle dans la pratique de notre profession.
À propos des auteures

Piraveena Piremathasan,
Dt.P., ÉAD, CBE, FAP
Université McGill

Alexandra Margina, Dt.P.
CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de- Montréal
Références
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