L’Ordre a fait valoir une procédure afin de faire déclarer invalides des directives du CHUM quant à l’évaluation de la dysphagie, qui contrevenaient à l’autonomie professionnelle des diététistes-nutritionnistes prévues dans la Loi. Le Tribunal nous a donné raison, énonçant du même souffle des constats importants quant à l’organisation des soins dans un centre hospitalier et quant au respect de l’autonomie professionnelle.

L’Ordre accueille donc très favorablement le jugement rendu en Cour supérieure le 18 mai 2022 dans le dossier OPDQ c. CHUM, lequel expose un différend dans la prise en charge des patients atteints de dysphagie ou à risque de l’être. Les démarches entreprises par l’Ordre il y a plusieurs années furent relancées à la lumière des façons de faire au CHUM et d’une nouvelle directive, Trajectoires du patient hospitalisé dysphagique ou à risque de l’être (le document P-6). Celles-ci, à notre avis, empêchent des professionnels d’effectuer des actes de leur ressort et qui sont au cœur de leurs actions professionnelles. Le cadre législatif professionnel établi par le Code des professions n’est pas respecté. De plus, la nécessité que l’organisation du travail permette aux diététistes-nutritionnistes de respecter leurs obligations professionnelles et déontologiques n’est pas prise en compte.

Dysphagie et nutrition

Il est admis que si une personne a des enjeux de sécurité de la déglutition, cela met en jeu son état nutritionnel et la sécurité de l’alimentation par voie orale.

L’évaluation nutritionnelle inclut l’évaluation de la déglutition, de la sécurité de la voie d’alimentation ainsi que l’évaluation de la capacité de l’individu à combler ses besoins nutritionnels. Cette évaluation est préalable à la détermination du plan de traitement nutritionnel, incluant la voie d’alimentation appropriée, activité réservée aux diététistes-nutritionnistes.

La collaboration interprofessionnelle

Le Tribunal réitère un principe important et que recherchait l’Ordre, soit le travail en interdisciplinarité, dans le champ respectif des compétences, et ce en toute autonomie professionnelle. Le Tribunal rappelle que les activités de l’évaluation de la dysphagie notamment ne sont pas des activités réservées.

[160] Pour s’en convaincre, il faut d’abord renvoyer à l’examen du contexte d’adoption des articles 37 et 37.1 du Code des professions et en particulier le Rapport Bernier. Il en ressort incontestablement que le champ d’exercice des membres des trois ordres et les activités réservées énumérées aux paragraphes 10, 20 et 40 de l’article 37.1 du Code des professions, n’incluent pas l’évaluation ou la détermination de la dysphagie ou de la physiologie ou de la sécurité de la déglutition. De telles évaluations sont du ressort de chacune des trois professions, en fonction de la finalité de leurs actes.

L’autonomie professionnelle

L’autonomie professionnelle est essentielle à la protection du public.

Le Tribunal est particulièrement clair quant à l’autonomie professionnelle. Un professionnel ne peut être placé dans une situation où il doit déférer totalement aux conclusions d’un autre professionnel pour exercer son jugement et formuler ses propres conclusions comme l’admet le CHUM [146]. Les directives du CHUM s’appliquent aussi aux notes au dossier.

[170] Le Tribunal se doit toutefois de souligner qu’il lui paraît inacceptable, au niveau du principe, que le CHUM s’autorise du Guide [Offre intégrée de services au patient dysphagique ou à risque de l’être, en ergothérapie, nutrition clinique et orthophonie – guide d’application du CHUM] pour empêcher, sous peine de mesures disciplinaires, à une nutritionniste d’indiquer dans ses notes qu’elle est en désaccord avec l’orthophoniste quant à ses conclusions sur la sécurité de la déglutition ou sur la présence de dysphagie haute ou de recommander une GBM. Le Tribunal trouve que le témoignage d’Hemond [sic.] en ce sens est très troublant.

[173] Or, l’exercice autonome du jugement professionnel et la qualité de cet exercice sont au cœur du droit professionnel. Le Code de déontologie des diététistes prévoit spécifiquement que le diététiste doit s’assurer que les actes qu’il ou elle pose soient conformes aux normes professionnelles et aux données actuelles de la science. L’article 20 de ce Code prescrit :

20. Le diététiste doit sauvegarder son indépendance professionnelle et ignorer toute intervention d’un tiers qui pourrait influer sur l’exécution de ses devoirs professionnels au préjudice de son client.

[174] Tout droit de gérance du CHUM ne peut avoir pour effet direct de contraindre un professionnel à compromettre ses obligations déontologiques.

[176] Aux yeux du Tribunal, restreindre l’exercice de l’autonomie professionnelle des nutritionnistes ou des ergothérapeutes comme le propose Hemond serait totalement incompatible et contraire à la Transaction et à l’entente de principe intervenue quant au texte du Guide, version octobre 2016.

[179] En utilisant les mêmes paramètres d’analyse que ceux retenus pour décider du Guide, le Tribunal conclut que le document P-6 est effectivement contraire à l’ordre public.

[181] Pour les motifs plus amplement exposés ci-après, le Tribunal conclut, tout particulièrement, à la lumière des explications de Hemond, que le document P-6 constitue une source d’interdits. Le document P-6 indique quels actes peuvent être posés et par qui et la seule interprétation cohérente qui peut être faite du texte de ce document est que cette distribution est faite dans une perspective d’exclusivité. Le document P-6 attribue exclusivement des activités aux orthophonistes au détriment des nutritionnistes et ergothérapeutes. Qui plus est, le document P-6 empêche les nutritionnistes de poser certains gestes qui sont essentiels à l’exercice de leur champ de compétence et leurs activités réservées et qui les contraignent, contrairement à leurs obligations déontologiques et au texte de la section 2 du Guide, à potentiellement ne pas exercer leur jugement professionnel et à se fier à des conclusions d’un autre professionnel alors qu’elles ont la compétence et l’obligation de tirer elles-mêmes ces conclusions..

[196] Or, dans cette perspective [de gestion], le CHUM semble suggérer qu’il peut attribuer aux orthophonistes, l’obligation de « conclure » ou « statuer » sur l’existence et l’étendue de la dysphagie, sur la sécurité de la déglutition et sur les textures et consistances et que les ergothérapeutes et les nutritionnistes doivent s’y rallier et exécuter leurs tâches sans remettre en question les conclusions, même s’ils ou si elles sont en désaccord, tout cela au nom de la gestion des ressources.

[197] Le Tribunal ne peut en convenir.

[198] Le Tribunal a déjà indiqué que le document P-6 pourrait contraindre la nutritionniste à violer ses obligations déontologiques, ce qui est contre l’ordre public.

[204] Le Tribunal en vient donc à la conclusion incontournable que le but délibéré du document P-6 est de donner aux seuls orthophonistes le pouvoir de conclure ou de statuer sur la dysphagie et de contraindre les nutritionnistes et les ergothérapeutes d’appliquer ces conclusions, même si elles sont incompatibles avec leurs observations et leur jugement professionnel. Cela est inacceptable. Le CHUM plaide que le document P-6 « ne constitue pas une entrave à leur liberté professionnelle ou une limitation de leurs tâches fondamentales ». C’est faux. La limitation de la liberté professionnelle est indubitablement l’objectif recherché par la pièce P-6. Aucun pouvoir de gestion ne peut justifier une telle action.

L’avenir

Ce jugement est très important pour l’autonomie professionnelle dans un contexte d’interdisciplinarité et il transcende le cadre de la dysphagie. L’Ordre tient pour acquis que le CHUM agira en conséquence selon les constats du Tribunal et en respect de la loi. L’Ordre exercera la surveillance requise à cet égard.

L’Ordre espère que désormais s’établira un climat de bienveillance envers et entre les professionnels. Il est par ailleurs impératif que le CHUM, dans sa mission de centre universitaire, permette aux stagiaires de chacune des professions d’être formés adéquatement en matière de dysphagie au sein du CHUM.

Ce sont les patients, au cœur de nos actions, qui bénéficieront des constats du Tribunal.

La présidente de l’Ordre,
Paule Bernier, FDt.P., M. Sc., ASC

Voir toutes les nouvelles